Retour de résidence 2/2 – Savoirs, savoir-faire et travail

Ce texte fait partie d’une série de publications rédigées à l’issue de mon temps de résidence à Nantes, en tant que chercheur invité par l’association PiNG. Il est précédé d’un autre article, intitulé « Des mondes en mutation »

Afin d’examiner les différentes voies envisageables pour nous détacher des contradictions du monde contemporain – en particulier celles liées aux relations matérielles qu’entretiennent les personnes avec les objets qu’elles utilisent quotidiennement -, je vais de nouveau utiliser mon expérience passée dans le domaine des déchets électroniques. Un jour à Plateforme C, à Nantes, j’ai entendu ceci : « chaque objet a une histoire ». Cela fait écho, sans aucun doute, à une partie de notre expérience au Brésil – tous les objets que l’on voit en réparation sont apportés par quelqu’un qui a quelque chose à raconter à leur sujet. Mais en réalité, l’histoire démarre toujours bien avant cela.

Les objets ne sortent pas de nulle part. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’essaie de ne pas utiliser le verbe « fabriquer » au cours de mes projets. Cela sonne un peu trop comme « créer », et quand il s’agit d’objets réels ces mots font un peu trop théologiques. Fiat Lux. Faire quelque chose avec rien. D’expérience, ça ne se passe jamais comme ça. Même une feuille de papier vierge constitue déjà quelque chose avec une existence concrète. J’ai donc appris, quand je regarde un ordinateur, à voir les morceaux de planète qui ont été extraits et transformés pour devenir les pièces qui le composent. Cette transformation est rendue possible par trois éléments concordants :

  • Les connaissances appliquées, issues de notre histoire commune de la science et de la culture ;
  • Les savoir-faire humains, façonnés par des millénaires d’artisanat et de fabrication d’outils ;
  • La main-d’œuvre, constituée par le travail en lui-même.

Ces trois éléments sont naturellement présents, au moins potentiellement, dans toute innovation qui voit le jour. Mais elles ne se concrétisent réellement que lorsque les choses sont produites.

Après leur fabrication, les pièces qui composent les ordinateurs sont ensuite assemblées – transformées de nouveau par la main d’oeuvre, selon les connaissances et les compétences à disposition. Certains appelleraient le résultat un produit fini, mais en vérité le processus ne s’arrête pas là. Il y a des produits qui continuent à être transformés par le travail, les savoirs et les savoir-faire – qu’ils soient prévus pour cela ou pas.

Les intellectuels/chercheurs américains Andrew Russel et Lee Vinsel ont publié, plus tôt cette année, un éloge des « mainteneurs » (1) . Pour les auteurs, ces professionnels sont au quotidien tout aussi importants, voire plus, que les innovateurs. J’ajouterais à ce tableau toutes les personnes qui installent, adaptent, customisent, réparent et détournent les objets. Et ils sont nombreux à s’occuper de nos objets dans la vraie vie (qu’il s’agisse des objets crées par les hommes mais aussi présents parfois dans notre environnement naturel). Je ne peux pas dire que ces personnes ne sont pas des innovateurs. En fait, comme je l’évoquerai plus tard en parlant de la « Gambiarra », il existe un haut niveau d’innovation dans ces interstices qui devrait être pris en compte, et ce d’autant plus par les temps qui courent.

Ce que j’essaie donc de faire, c’est de convoquer un ensemble de pratiques à priori assez large, et d’établir des connexions entre ce qu’elles ont en commun. Pour moi, ce point commun est la transformation de la matière : utiliser les savoirs, savoir-faire et le travail pour transformer des matières en choses. Ou transformer des choses en autres choses. Ou modifier des choses. Cela s’applique à ce que l’on appelle désormais « fabriquer ». Mais aussi à la réparation. Et à l’adaptation, la personnalisation, la customisation. Cela pourrait même s’étendre à la cuisine, l’entretien d’un jardin, la culture d’aliments ou l’élevage d’animaux.

Est-ce que j’essaie ainsi de dévaloriser la fabrication ? Peut-être bien. À chaque fois que ces nouveaux « makers » – souvent des hommes blancs, urbains, hyperconnectés et ayant fait de hautes études – sont considérés comme des génies qui devraient guider le monde vers une nouvelle ère de l’innovation, cela m’effraie un peu. Et m’ennuie beaucoup, aussi. Parce qu’on dirait qu’ils sont prêts à ignorer des milliers d’années de connaissances accumulées pour trouver des solutions aux problèmes de tous les jours, afin de créer un autre socle d’iPad découpé au laser. Ou n’importe quoi avec un arduino et des leds. Ou des figurines de Maître Yoda imprimées en 3D.

Et pourtant, quand on voit de grandes institutions essayer de proposer des alternatives aux contradictions du monde, on assiste souvent à de longues discussions autour de l’innovation, parfois labellisée innovation « sociale ». Ou innovation inclusive, distribuée, démocratisée. Mais toujours en entretenant le mythe du génie créatif : des individus brillants, en compétition pour obtenir l’attention d’une économie qui a soif de buzz. Cela fait parfaitement sens pour une grande institution. Mais ce qu’ils essaient de faire n’est pas de créer un futur juste, durable et inclusif. Ils veulent préserver le capitalisme industriel et ses mécanismes spéculatifs. Et les voilà à faire l’éloge des fablabs, makerspaces, business plans de l’entrepreneuriat vert, et à investir un peu d’argent pour aider de jeunes entrepreneurs qui croient honnêtement qu’ils vont sauver la planète. Sous-traiter la R&D. Passer d’une production linéaire à une économie circulaire. Impliquer des sociétés, concevoir les bons systèmes, améliorer la fabrication des produits. Faire de la place pour les managers bienveillants en costume et les innovateurs en uniforme branché. Tous blancs, urbains, bien rasés et propres. Mais on ne doit pas voir le labeur. Et surtout, pas de syndicats. Tout doit être propre, gai et exempt de conflit.

Cependant, à la différence de cette sorte de piège que l’on ferait bien d’appeler « néo-fabrication », la transformation de la matière est partout. La réparation, l’adaptation, la customisation, la personnalisation. Bien sûr, le prototypage et la fabrication y tiennent une part importante, mais ce n’est pas du tout la seule ni même la plus pertinente. Toutes ces façons d’interférer avec la réalité matérielle ont toujours existé, et elles jouent un rôle important dans les zones pauvres du monde.

« Gambiarra » est un terme très utilisé au Brésil pour décrire toutes sortes de solutions ingénieuses aux problèmes du quotidien. Il désigne habituellement la réparation informelle, celle que l’on fait lorsque l’on n’a pas accès aux outils ou aux pièces détachées appropriés, ou que l’on ne sait pas comment faire correctement. Ou que l’on n’a simplement pas le temps. Cela désigne une sorte d’action créative distribuée, in situ, motivée par les problèmes du monde réel plutôt que par une rentabilité abstraite.

La Gambiarra ressemble à d’autres pratiques culturelles ailleurs dans le monde, comme le Jugaad en Inde, le rebusque dans l’Amérique du Sud hispanophone, le kludge aux États-Unis d’Amérique du Nord et peut-être la débrouille dans le monde francophone. Historiquement, la Gambiarra a été traitée comme quelque chose de mauvais en soi par les classes supérieures au Brésil, comme j’imagine c’est le cas ailleurs dans le monde. Après tout, les gens devraient « faire les choses comme il se doit ». C’est-à-dire, se soumettre aux exigences du marché : suivre le manuel d’utilisation, acheter les bons outils ou les pièces détachées lorsqu’elles existent, s’en remettre aux fournisseurs de services officiels. Et ne jamais essayer d’explorer des alternatives moins chères (ou même pire, plus autonomes ou plus amusantes).

De toute évidence, mon opinion, et celle de certains de mes collègues, est à l’opposée totale de cette perspective. Nous avons toujours essayé de comprendre et de proposer la Gambiarra comme une forme importante de créativité distribuée et en contexte, qui permet aux gens d’établir une connexion plus forte avec le monde matériel qui les entoure. Et cela prend encore plus d’importance dès lors que l’on réalise que, au cours des derniers siècles, alors que nous obtenions l’accès à tout un univers de nouveaux produits, la plupart d’entre nous avons perdu dans le même temps la capacité à comprendre les processus de fabrication et de maintenance de ces objets.

La Gambiarra peut être une façon de résister contre de telles tendances déshumanisantes, et en cela elle renvoie à une longue histoire d’initiatives. On peut commencer à avoir du pouvoir sur les choses que l’on possède en les bricolant. Par exemple, en customisant nos équipements. Ou en ressortant ces objets cassés – vêtements, meubles, ordinateurs – que l’on a cachés quelque part à la cave ou au grenier, afin d’essayer de les réparer. En fait, d’une certaine façon, essayer de réparer un objet est encore plus important que le fait qu’il soit effectivement réparé. On apprend toujours des choses importantes en attrapant un tournevis et en ouvrant des objets que le capitalisme industriel préférerait que l’on se contente d’acheter et de jeter.

Mettre « les mains dans le cambouis » peut aussi être un acte social très engagé. Aujourd’hui, de nombreuses initiatives facilitent ce type de démarche, que ce soit en mettant à disposition un espace ou de l’équipement, ou bien en organisant des événements réguliers autour de la transformation de la matière. C’est exactement ce dont ont pu témoigner tous ceux qui ont été présents au festival « Ceci n’est pas un déchet » à Nantes : des objets servant de prétexte à la conversation et à l’apprentissage mutuel. Bien sûr, ceci est favorisé par l’environnement local: pendant ma résidence, j’ai été heureux d’apprendre qu’il existait de nombreuses initiatives similaires à Nantes, notamment Plateforme C et l’Atelier Partagé du Breil. Ce sont des lieux où des objets, en plus de retrouver leur utilité, se transforment aussi indirectement en instruments de socialisation et d’apprentissage mutuel. C’est aussi dans ces lieux que des outils, des équipements et des savoir-faire qui appartenaient autrefois au domaine exclusif des grandes entreprises ou des professionnels spécialisés sont rendus disponibles pour toute personne intéressée, et cela n’est pas anodin.

Mais où ces initiatives peuvent-elles nous mener ? Je veux dire, nous pouvons nous servir de ces nouveaux outils et méthodologies pour nous efforcer de rendre l’économie circulaire et solidaire. Nous pouvons imaginer des schémas logistiques et de nouveaux modèles économiques basés sur la production locale. Nous pouvons utiliser Internet pour diffuser de l’information sur les légumes biologiques et créer des marchés partagés. Nous pouvons en effet faire une meilleure utilisation de la fabrication numérique, sans rechercher une nouvelle révolution industrielle. Nous pouvons nous assurer que la culture maker établisse un dialogue productif avec la culture de la réparation. Nous pouvons chercher des sources alternatives de biens et de matières premières qui soient justes, renouvelables, locales, biologiques.

Mais les pouvoirs en place restent, prenant les grandes décisions qui affectent toutes nos vies. Prenant le dessus sur la démocratie représentative, détruisant les ressources naturelles, causant de nombreux problèmes qui peuvent paraître insolubles. L’austérité, par exemple. Les conflits ethniques et religieux basés sur l’intolérance. La production croissante de déchets qui ne peuvent pas être traités facilement. Le pétrole et la pollution. La guerre. Comment peut-on agir avec force contre tout cela ? Notre voie est déjà toute tracée. Dès que l’on clique pour « liker » la page facebook de « Ceci n’est pas un déchet », nos mouvements sont déjà surveillés et enregistrés. Tout ce que vous créez a déjà une valeur numérique définie par l’algorithme des réseaux. Si c’est vraiment novateur, vous serez racheté. Comment pouvons-nous nous extraire d’un système dans lequel toute diversion possible est déjà anticipée et neutralisée ?

Je n’ai pas de réponse à cette question, à part celle de s’attendre à tout. L’imprévu. Pour citer la théoricienne italienne Tiziana Terranova : porter « un coup au champ des possibles, annuler la concomitance entre réalité et évidence» (2), faire de la place à l’improbable. Pour cela, nous ne devrions pas accepter que l’usage de tel ou tel technologie, méthodologie ou équipement soit déjà déterminé. En fait, ce qui me déçoit lorsque je parle à des usagers de fablabs dans différentes parties du monde, c’est d’entendre les mêmes histoires. De voir les mêmes « créations ». Les même méthodes collaboratives. Et, à l’inverse, d’entendre si rarement des réparateurs et artisans traditionnels se joindre au mouvement.

Il y a quelques années, lors d’une courte résidence à Doha, j’ai eu l’opportunité de rendre visite à des réparateurs et artisans traditionnels avec les étudiants en master de design de l’Université Virginia Commonwealth du Qatar. Nous avons vu, par exemple, un tailleur qui confectionne des vêtement depuis des années. Sa machine à coudre est plus vieille que ses enfants. Et aucun de ses enfants n’a repris son commerce. En fait, je n’ai pas rencontré un seul réparateur ou artisan ayant moins de 40 ans lors de cette visite au Qatar. Ces personnes sont expertes dans la recherche de solutions adaptées à des problèmes matériels. Souvent, leurs mains sont plus futées que leur esprit – dans le sens où elles ont accumulé de nombreuses couches de connaissances/savoir-faire qu’il n’est pas facile d’expliciter. Encore moins pour en faire des posts sur le site d’Instructables. Où se situent ces individus, sur la carte des cultures néo-maker ? Réciproquement, comment peut-on créer des espaces, des méthodologies et des dynamiques dans lesquelles ils se sentiraient autorisés à partager leurs savoir-faire et à formuler leurs propres préoccupations et perspectives ? Et pour aller encore plus loin, comment la qualité de vie de ces personnes, dont certains sont de vrais maîtres de la transformation de la matière, peut être améliorée par les nouvelles technologies et par l’intérêt renouvelé pour une relation matérielle aux choses ? Au lieu de laisser leur savoir disparaître et de tenter de le recréer de toutes pièces, je crois que ces nouveaux espaces que sont les fablabs devraient trouver des façons de les accueillir et d’établir des échanges réguliers intergénérationnels et transdisciplinaires.

De mon point de vue, dès lors que quelqu’un entre dans un fablab, il existe déjà une organisation spatiale et un certain nombre d’attentes sur ce qui va se produire. En ce sens, lors de ma visite de Nantes par exemple, j’ai trouvé que l’Atelier Partagé du Breil présentait un plus grand potentiel de changement, avec ses temps de rencontre ouverts autour de la réparation, que le fablab Plateforme C. Ce n’est pas contre les personnes qui y sont impliquées, mais il me semble que le rôle social des fablabs est déjà surdéterminé. Je suis conscient, bien sûr, que tout n’est pas tout noir ou tout blanc, et que même à l’intérieur du réseau des fablabs ces conflits sont aussi présents, mais je suis tout de même avide d’en apprendre plus sur leur potentiel réel à changer la trajectoire des fablabs comme espaces de travail.

Donc, pour résumer. En termes d’espaces et de dynamiques, comment peut-on lier les connaissances, les savoir-faire et le travail pour fabriquer de nouveaux mondes ? Des mondes dans lesquels l’improbable peut se produire. Je crois réellement en l’ingéniosité des hommes. Nous avons tout ce dont nous avons besoin pour changer les choses en bien aussi. Cela requière une stratégie culturelle, ainsi que des politiques. Et des espaces généreux dans lesquels cela peut se produire.

Et pour rappel : à chaque fois que quelqu’un suggère que quelque chose va amener une nouvelle révolution industrielle, nous devons lui faire comprendre que cela n’est pas une bonne chose en soi ! Ce dont nous avons besoin c’est d’une autre voie, faire des expériences déjà à portée de main. Accorder la bonne valeur aux connaissances incarnées. Faire travailler les gens ensemble. Transformer la matière de façon collaborative. Sortir les déchets de la poubelle. Et, s’il vous plait, s’attendre à l’imprévisible (et lui faire de la place).

—————– Felipe Fonseca, septembre 2016 ————————–

Retrouvez les photos prises par Felipe Fonseca pendant sa résidence à Nantes par ici.

(1) Rob van Kranenburg a suggéré ce texte sur la liste mail des Bricolabs. Il est disponible en ligne sur le site du magazine AEON : https://aeon.co/essays/innovation-is-overvalued-maintenance-often-matters-more (en anglais)

(2) Tiziana Terranova, Network culture : Politics for the information age (2004) « to give a stab a the fabric of possibility, an undoing of the coincidence of the real and the given »

Photo de couverture : Felipe Fonseca

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