Retour de résidence 1/2 – Des mondes en mutation

ffDébut septembre 2016, PiNG a eu le plaisir d’accueillir le chercheur, écrivain et professeur (entre autres !) brésilien Felipe Fonseca. Au cours d’une résidence d’un mois, il a observé et participé à de nombreuses activités de l’association dans le cadre de son projet de recherche TransforMatéria.

Des mondes en mutation

Ce texte fait partie d’une série de publications rédigées à l’issue de mon temps de résidence à Nantes, en tant que chercheur invité par l’association PiNG. Il est suivi d’un autre article, intitulé « Savoirs, savoir-faire et travail »

Avant d’arriver à Nantes pour ma résidence de recherche, je suis allé sur Internet pour en apprendre plus sur la ville. Autrefois cité industrielle, j’ai lu qu’elle était désormais reconnue en tant que capitale verte. Nantes abrite un certain nombre d’initiatives liées aux modes de vie durables, elle est dotée d’une importante population étudiante et d’un réseau de transports en commun correct, et elle devient peu à peu un haut-lieu de la créativité, voyant naître de nombreux projets innovants. On peut donc dire que je suis arrivé ici à la recherche d’idées inspirantes pour le futur, que je pourrais ensuite ramener à la maison lorsque je rentrerais au Brésil. Mais je me suis finalement retrouvé à contempler le passé. Et c’est à cause d’Ubatuba, la ville dans laquelle je vis, telle que je la connais aujourd’hui.

Permettez-moi de digresser un instant, pour vous en dire plus sur ma ville. C’est un endroit magnifique sur la côte, à peu près à mi-chemin entre São Paulo et Rio de Janeiro. Cette ville aussi est souvent qualifiée de « verte », mais dans un sens légèrement différent de celui que l’on attribue à la Nantes post-industrielle. Presque 90 % du territoire d’Ubatuba est recouvert par la Mata Atlântica. Retenez bien ce chiffre. Il ne signifie rien en particulier, mais c’est une proportion qui apparaîtra de nouveau au fil du texte.

La Forêt atlantique, ou Forêt tropicale atlantique – Mata Atlântica – est un écosystème doté de l’une des plus grandes biodiversités du monde. Elle couvrait auparavant toute la partie est du Brésil, depuis la côte atlantique et sur plusieurs centaines de kilomètres à l’intérieur des terres. Cependant, au cours des cinq cents dernières années, elle a été presque intégralement abattue. De récentes études estiment qu’il ne reste que 7 % du territoire originel de la Mata Atlântica au Brésil. C’est une histoire semblable à celles d’autres zones dans le monde. Des zones qui ont été, comme on dit, « trouvées » ou « découvertes » à l’ère des navigations, dès le début du Moyen-Âge et par la suite. Les récits écrits par des historiens de sexe masculin, en général payés par les pouvoirs coloniaux d’Europe, racontent comment la civilisation est arrivée dans le Nouveau Monde, et comment elle lui a apporté sa lumière. C’est la lumière de Dieu, disaient-ils. C’est en fait la lumière de l’or qui les poussait en avant. Bien sûr, dans le Nouveau Monde, ils ont trouvé des quantités immenses de ressources naturelles, comme par hasard. Ensuite, ils ont fait ce que les humains font le mieux : ils ont lacéré la terre, en utilisant de nombreux individus, pour en enrichir (encore plus) quelques uns.

Au début, comme tout le monde le sait, beaucoup des travailleurs responsables de l’extraction de ces ressources étaient des esclaves amenés d’Afrique. Je dois dire que j’ai été un peu surpris et mal à l’aise d’apprendre qu’une bonne partie des sites historiques de Nantes, cette ville contemporaine désormais cosmopolite et «verte», ont été construits grâce aux richesses provenant de la traite des esclaves à cette époque. Pour en revenir à Ubatuba, notre territoire compte désormais cinq sites officiellement listés comme « Quilombos » – c’est à dire des terres sur lesquelles se sont autrefois réfugiés des esclaves en fuite, ou d’autres personnes dans des contextes similaires. D’ailleurs, les Quilombos occupent une place très importante dans la lutte actuelle autour de l’utilisation des terres dans les zones préservées de la Mata Atlântica. Pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec le sujet : la plupart du temps, ces zones occupées par des communautés en lien direct avec la terre sont bien mieux préservées que les autres. Et cette question est toujours d’actualité. Dans notre région tout particulièrement, en ce moment même, il existe un conflit à propos de l’utilisation des terres : les lois en cours d’écriture autoriseront-elles la construction de parcs touristiques ? D’entreprises d’exploitation minière ? Par quelle autre brillante idée le soit-disant progrès tentera-t-il notre société et nos communautés ?

Bien sûr, la puissance coloniale et le commerce des esclaves ne sont pas les seuls responsables de la destruction de plus de 90 % de la couverture nationale de la Mata Atlântica au Brésil. Tiens, voilà encore les 90 %. En tout cas, dès lors que le Brésil a été déclaré « indépendant » du Portugal, nos élites locales ont eu l’opportunité de commencer à leur tour à détruire la terre pour leur propre profit, et elles l’ont évidemment saisie. Aujourd’hui encore, elles en sont là. Elles n’ont plus recours au commerce des esclaves (bien que persistent quelques tristes exceptions), mais exploitent néanmoins largement les travailleurs précaires. En effet, au cours des cent dernières années environ, nous avons vécu une industrialisation relativement petite, centralisée et réactive, basée sur ces mêmes éléments – beaucoup de ressources naturelles et des salaires bas. Néanmoins, aujourd’hui encore, le Brésil est une économie basée largement sur les industries d’extraction et les entreprises agricoles. Et on continue d’abattre des forêts et d’exploiter salement les travailleurs. Appelez ça des externalités si vous le souhaitez.

Et, je suis désolé de continuer sur cette lancée pessimiste, mais puisqu’on parle d’externalités, il faut évoquer un autre aspect important. Au cours des derniers siècles, en plus de la destruction de la plupart de nos environnements naturels, c’est aussi un réel génocide qui a été commis envers les populations indigènes. Une étude récente estime que la population des indigènes brésiliens s’élevait à environ 2,5 millions de personnes au 16ème siècle. Dans les années 1980, le nombre de Brésiliens se considérant comme indigènes était d’environ 150 000. Rien que pour rendre l’argument encore plus probant, je vais m’en référer encore une fois au même chiffre. La population des indigènes brésiliens a été réduite de 90 % en 500 ans. La population globale du Brésil, par contre, a été multipliée par dix ou plus au cours de la même période.

Nous dressons là un tableau qui en dit long : presque 90 % du territoire d’Ubatuba est recouvert par la Mata Atlântica. Réciproquement, plus de 90 % de la surface de la Mata Atlântica a disparu du territoire brésilien depuis le 16ème siècle. Ajoutez à cela une baisse de 90 % de la population des indigènes jusqu’aux années 19801.

Appelez cela anthropocène, thanatocène, chtullucène, peu importe. Ce qu’il faut retenir, c’est que les réalités naturelles et sociales du Brésil, et par extension de toute l’Amérique Latine et de grande parties de l’Afrique, ont été très lourdement transformées par l’époque moderne. On peut évidemment en dire de même pour l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord, mais je crois que c’est déjà admis.

Beaucoup des conséquences de la modernité dans les pays sous-développés sont considérées comme des externalités du processus de modernisation (ou pas prises en compte du tout). La modernité européenne, autrement dit. Il est assez évident que le commerce international et le capitalisme industriel ont longtemps reposé sur ces sources que sont la matière brute et la main d’œuvre. Permettez-moi de le répéter afin d’insister sur ce point : la révolution industrielle n’a pas eu lieu seulement à cause des fabuleuses machines de James Watt et d’autres hommes tout aussi brillants (comme on nous l’apprend en cours d’histoire dans les écoles brésiliennes). Si l’on retirait les quantités de matière première venant des colonies et extraites par des mains puissantes mais faiblement payées, dans ce cas là, il n’y aurait pas de révolution industrielle du tout. Il en va de même, plus récemment, pour l’autre extrémité de la chaîne de production industrielle. Non seulement l’extraction des matières premières abîme la planète et tue des personnes, mais le traitement de ces matières lorsqu’elles deviennent des déchets a, lui aussi, souvent un impact important.

Pour illustrer cela, je vais avoir recours à un exemple très simple, celui de l’électronique. Mon implication dans la plupart de ces sujets vient du fait que j’ai coordonné au Brésil un réseau au sein duquel nous récupérions des ordinateurs qui avaient été donnés, nous les remettions en état de fonctionner grâce à des logiciels libres et open source, et nous les redistribuions enfin à des associations qui en avaient besoin. Au bout d’un moment, ce réseau a compté quelques centaines de personnes travaillant dans une douzaine de labs dans différentes parties du pays. Ce n’est qu’à ce moment là que nous avons commencé à nous renseigner sur l’origine de ces objets et sur où ils finiraient leur parcours. Et ce n’était pas beau à voir.

Lorsque j’enseigne sur ce sujet, j’utilise souvent un certain nombre de vidéos documentaires que l’on peut trouver sur Internet. Pour en citer quelques une : “In Focus – Congo’s Bloody Coltan”2, “DIGITAL HANDCRAFT China’s global factory for computers”, et “E WASTELAND”3. Ces trois vidéos montrent, respectivement : l’extraction de coltan en République Démocratique du Congo ; les processus de fabrication des équipements électroniques et de traitement des déchets électroniques, en particulier en Chine ; et ce qu’il se passe dans une décharge du même type de matériel au Ghana. Les vidéos montrent très clairement les conditions extrêmes auxquelles font face les personnes impliquées dans la fabrication et le recyclage de ces outils que nous utilisons tous les jours. Il faut porter une attention particulière à deux aspects de ces scènes :

– On voit des morceaux de la planète être extraits, manipulés, utilisés et, finalement, souvent rejetés dans la nature. Ce scénario correspond parfaitement à ce que l’on évoque souvent pour critiquer la production industrielle. En général, c’est ce que certains appellent la « production linéaire ». Mais c’est en réalité du gaspillage de ressources naturelles, cela ne fait aucun doute. Alors que le formuler en ces termes – des éléments distincts que l’on déplace d’un bout à l’autre de la chaîne de production – n’a vraiment de sens que d’un point de vue industriel. Cela risque de réduire les tentatives de réduire l’impact des processus de production sur la planète.

– Cependant, il n’y a pas que la nature qui en paie le prix. Les personnes qui travaillent dans ces contextes sont très loin de l’image que l’on associe généralement aux travailleurs industriels. Et pourtant, ils jouent un rôle essentiel dans le monde d’aujourd’hui, en extrayant et en manipulant des ressources à forte valeur marchande. Ce sont des travailleurs manuels mal équipés, non formés, souvent indisciplinés. La plupart d’entre eux ne sont pas syndiqués – je parie que beaucoup ne savent même pas ce que cela veut dire. Si l’on compare à ce qui apparaît dans l’imaginaire collectif quand on pense aux travailleurs industriels, ils ne vivent probablement pas dans des maisons confortables ou n’ont pas une voiture flambant neuve chaque année pour aller faire du shopping pendant leur temps libre.

Ces personnes apparaissent rarement sur les schémas présentant des alternatives à la production linéaire. Il est clair que les ceux qui proposent une économie circulaire ne souhaitent pas que ces personnes, dans ces conditions, apparaissent sur leurs graphiques. Mais où devraient-ils être à la place ? Quelles sont les alternatives à l’exploitation, la famine et la guerre ? Je ne parle pas des mineurs de charbon du 19ème siècle. Les cas que cite sont d’actualité. Cela arrive toujours. Aujourd’hui. Demain. La semaine prochaine. Et c’est l’un des nombreux effets secondaires de la modernité et du capitalisme industriel, un effet que l’on cache généralement. Mais qui est quand même là.

Personne ne peut nier que la modernité a un certain nombre de conséquences positives. Les sciences, la Révolution française, l’État démocratique, les transports et communications abordables, la médecine avancée, les droits des femmes et des minorités. La liste est infinie. Mais n’oublions pas les effets secondaires monumentaux de l’époque moderne. Eduardo Galeano raconte l’histoire de la montagne Potosí, en Bolivie, qui fût autrefois la principale source d’argent d’Amérique du Sud. La majorité, voire l’intégralité, de l’argent qui en a été extrait s’est retrouvé quelque part en Europe. La Bolivie a fini par être l’un des pays les plus pauvres du continent. On observe la même chose à de nombreux endroits du Brésil. Les zones les plus riches en termes de ressources naturelles sont les zones les moins développées.

Voilà un point de vue non exhaustif, mais je pense assez clair, d’une perspective plutôt fataliste. Pour résumer : le progrès et le développement ont souvent des effets secondaires qui doivent être pris en compte si l’on souhaite garantir un futur meilleur pour nous tous, et pas seulement pour certains d’entre nous. La planète a déjà beaucoup souffert, et une grande partie de ceux qui y vivent aussi.

Pour le dire autrement : il est temps que les gens arrêtent d’essayer d’encourager une nouvelle révolution industrielle. S’il vous plaît. Celles que nous avons déjà vécues ont eu des implications que nous n’avons pas encore été capable de maîtriser. Si nous sommes destinés à changer le monde, assurons-nous que nous ne le faisons pas reculer.

—————– Felipe Fonseca, septembre 2016 ————————–

> Retrouvez les photos prises par Felipe Fonseca pendant sa résidence à Nantes par ici.

1Depuis la Constitution de 1988, ces chiffres ont un peu changé. 900 000 personnes se définissent désormais comme indigènes au Brésil. Mais la population globale est d’environ 200 millions, donc les chiffres restent significatifs.

2https://www.youtube.com/watch?v=3OWj1ZGn4uM

3https://www.youtube.com/watch?v=yUCoToorc9M

 

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